L’avenir du détail est corrélé à son taux d’équipement informatique
Entretien mené par Philippe Gilles, rédacteur en chef du magazine L’Essentiel de la Chaussure
Votre société est le principal acteur dans la fourniture de logiciels de gestion de magasins de chaussure. Le taux d’équipement des chausseurs vous paraît-il satisfaisant aujourd’hui ? Et progresse-t-il ?
En tant que fournisseur de solutions logicielles, j’aurais une tendance naturelle à pousser à l’informatisation. Toutefois, en me positionnant en tant que simple observateur, je constate chez les commerçants une mutation progressive de l’adoption de l’outil informatique et de son usage. Aujourd’hui, il n’est plus question d’ouvrir une boutique sans avoir songé à la mise en place d’un logiciel de gestion des stocks et d’encaissement, alors qu’il y a seulement 10 ans, quand un détaillant pensait à s’informatiser, il ne s’en inquiétait qu’en fin de processus, bien souvent la veille de l’ouverture… Force est de constater que le taux d’informatisation aujourd’hui, sans atteindre les 100%, a largement augmenté chez les chausseurs même s’il existe encore une marge de progression.
Même s’il est difficile de donner une réponse générale sur l’évolution du taux d’équipement et son explication, on peut affirmer que les magasins de chaussures, comme d’autres types de commerces, tendent d’abord à adopter de plus en plus les technologies de l’information pour améliorer leur fonctionnement et leur compétitivité. Les logiciels de gestion de magasins de chaussures sont devenus un outil de plus en plus courant pour aider les commerçants à améliorer la gestion de leurs inventaires, des ventes et des clients. La mise en place de la certification obligatoire des logiciels de caisse (par exemple, la certification NF 525) dans le cadre de la loi de la lutte contre la fraude à la TVA, a également dopé l’adoption des systèmes informatiques ces dernières années. Nous pouvons aussi envisager la raison générationnelle ; les nouveaux entrants sur le marché sont nés en même temps que les logiciels et l’usage de ces derniers va de soi pour ces jeunes commerçants.
On peut également noter que les technologies numériques ont également un impact croissant sur l’expérience client, avec des applications et des sites web pour la vente en ligne de chaussures qui sont de plus en plus populaires (marketplaces, réseaux sociaux Facebook et Instagram). Par conséquent, les magasins de chaussures cherchent à s’adapter à cette tendance en intégrant des solutions numériques pour améliorer la vente en ligne et les ventes en magasin. Enfin, il est important de noter que l’adoption de ces technologies, notamment phygitales, a connu une accélération significative suite à la pandémie ; le magasin physique et le magasin virtuel se complétant désormais au lieu de se concurrencer pour former une combinaison profitable à qui sait la mettre en place. Le logiciel de gestion de magasins occupe une place centrale dans ce nouveau modèle.
Peut-on, à votre sens, en 2023, exploiter correctement une affaire sans être informatisé ?
Je viens d’évoquer à l’instant un ensemble de raisons de s’informatiser pour lesquelles, non seulement j’estime qu’elles sont depuis longtemps légitimes mais aussi fortement souhaitables en 2023. Il est bien entendu possible de gérer un magasin de chaussures sans être informatisé, mais de nos jours, cela peut être plus difficile et moins efficace que d’utiliser des outils informatiques pour gérer les différentes tâches liées à l’exploitation d’un magasin.
Sans utiliser de logiciel, il est nécessaire de gérer manuellement les inventaires, les commandes, les ventes et le fichier clients. Il est également plus difficile de générer des rapports d’analyse des ventes et de stock, ce qui peut rendre plus difficile la prise de décisions informées sur les aspects commerciaux de l’entreprise. Tout cela nécessite du temps et des efforts, et le risque de commettre des erreurs ou de manquer des informations importantes est objectivement plus élevé. Cependant, en la matière, rien de neuf, cela a toujours été le lot du commerçant, son travail de gestionnaire en quelque sorte. En matière de gestion de magasin pure, le logiciel constitue donc un outil précieux d’aide à la décision en traitant les tâches régaliennes mais ne se substitue en aucun cas au chausseur dans ses domaines de prédilection : les achats et la vente.
Ce qui rend la gestion plus délicate aujourd’hui, ce sont les interactions et la conjugaison de plusieurs canaux de vente rattachés à la gestion des stocks. L’e-commerce via un site Internet, les marketplaces et les réseaux sociaux, se synchronise avec le commerce physique du point de vente ; ainsi, l’omnicanalité impose et globalise de fait la gestion informatisée de l’activité. Pour résumer ma pensée, il est possible de gérer un magasin de chaussures sans être informatisé mais cela peut être plus difficile et moins efficace, notamment en raison de la perte de temps générée par les tâches non commerciales. Si nous y ajoutons la problématique particulière de l’e-commerce, vous comprendrez pourquoi de plus en plus de chausseurs s’équipent.
Plus généralement, l’avenir du détail au sein de la distribution vous semble-t-il corrélé à ce taux d’équipement ?
Oui ! Le taux d’équipement est un révélateur. Son augmentation est un bon signe pour la profession. L’avenir de la distribution de détail, y compris les magasins de chaussures, est étroitement lié à l’utilisation des technologies numériques. Les enseignes équipées, et qui utilisent efficacement leurs solutions logicielles, auront un avantage concurrentiel sur celles qui en sont dépourvues. Une fois cela énoncé, je relève plusieurs facteurs qui montrent pourquoi et comment les outils numériques vont continuer à impacter la distribution de détail :
- 1. la vente en ligne : les clients achètent de plus en plus en ligne, et les enseignes doivent s’adapter en proposant une expérience d’achat en ligne fluide et sécurisée.
- 2. l’omnicanalité : les clients passent souvent d’un canal à l’autre (en magasin, en ligne, sur mobile) pour rechercher des produits et passer des commandes. Les commerçants doivent donc être en mesure de synchroniser leurs canaux pour offrir une expérience cohérente.
- 3. l’analyse des données : les détaillants peuvent utiliser les données collectées à partir des différents canaux pour mieux comprendre les comportements des clients et adapter leurs stratégies en conséquence.
- 4. la personnalisation : les commerçants peuvent utiliser les données recueillies auprès de leurs clients pour personnaliser les offres et les campagnes, je parle ici du marketing one-to-one.
En somme, pour s’adapter à l’avenir de la distribution de détail, les détaillants doivent s’équiper si ce n’est pas déjà le cas. En tirant parti du potentiel des solutions logicielles de gestion de magasins, ils amélioreront leurs process internes et simultanément l’expérience client. J’ajoute que les détaillants dotés d’un « bon logiciel », certifié NF, seront mieux lotis pour faire face aux évolutions du comportement de leurs clients sur le long terme.
Autrement dit, les chausseurs indépendants peuvent-ils tirer pleinement parti de leurs qualités reconnues (accueil, service, connaissance de la zone de chalandise…) sans une analyse fine des habitudes de consommation de leurs clients et sans bien connaître l’état de leur stock, facultés rendues possibles par l’outil de gestion informatique ?
La réponse se trouve dans la question mon cher Philippe ! Il est possible pour les chausseurs indépendants de tirer parti de leurs qualités de toujours, même s’ils ne disposent pas d’outils informatiques. Mais, l’utilisation d’un logiciel peut les aider à maximiser ces qualités et à améliorer leur performance globale.
Concernant les points spécifiques que vous abordez comme l’accueil, le service, la connaissance locale, en liaison avec l’utilisation d’un logiciel de gestion de magasins, je peux simplement reprendre les témoignages de nos propres clients, ceux qui utilisent la solution logicielle que je connais le mieux : la nôtre. Polaris aide les chausseurs indépendants à mieux comprendre les habitudes de consommation de leurs clients en recueillant des données sur les ventes, les produits les plus populaires, les heures d’affluence, etc. Cela peut leur permettre de mieux adapter leur assortiment pour répondre aux besoins de leurs clients.
De plus, Polaris aide également les chausseurs indépendants à mieux gérer leur stock en les informant en temps réel de son état, des articles proches de la rupture, de ceux qui ne se vendent pas bien. J’ai utilisé plusieurs fois le mot « aide », car encore une fois, Polaris ne remplace pas les chausseurs, il les aide. Et au final, en évitant les ruptures de stock, Polaris maximise la rentabilité des boutiques, ce qui est sa vocation première. Selon moi, les chausseurs indépendants peuvent certes continuer à utiliser leurs atouts singuliers pour réussir sans utiliser de logiciels de gestion informatique, mais ces outils peuvent les aider à maximiser leur performance globale en les aidant à mieux comprendre les habitudes de consommation de leurs clients et à mieux gérer leur stock.
Vous qui êtes en contact avec les chausseurs, quel est leur état d’esprit aujourd’hui ?
Il est difficile de donner une réponse générale sur l’état d’esprit des chausseurs aujourd’hui car il découle de plusieurs facteurs, financiers, concurrentiels, socio-économiques, etc. Je vous répondrai uniquement sous l’angle informatique, car il ne m’appartient pas de qualifier l’état d’esprit actuel des chausseurs : sont-ils optimistes, attentistes ou moroses ? Au sortir de la période compliquée de la pandémie, précédée de celle des gilets jaunes, pour maintenant aborder le temps des grèves et autres troubles sociaux, reconnaissons qu’il est normal pour les chausseurs de songer à des mesures de préservation de leur activité à défaut pour certains d’envisager la croissance. A travers le prisme de l’informatique et de la gestion du point de vente donc, voici quelques éléments qui peuvent donner une idée de l’état d’esprit des chausseurs aujourd’hui :
- 1. les chausseurs sont de plus en plus conscients de l’importance des logiciels pour améliorer leurs ventes. Beaucoup investissent dans des outils de gestion informatiques pour améliorer leur fonctionnement et leur expérience client.
- 2. les chausseurs sont également de plus en plus conscients de l’importance de l’omnicanalité pour répondre aux besoins des consommateurs qui passent d’un canal à l’autre pour rechercher des produits et passer des commandes.
- 3. ils accordent davantage d’importance à leur communication en proposant des offres et des campagnes personnalisées.
- 4. les chausseurs reconnaissent l’importance de l’analyse des données pour mieux comprendre les comportements des clients et adapter leurs stratégies en conséquence.
- 5. l’impact de la pandémie a « conscientisé », pour employer un néologisme, les chausseurs quant à l’évolution du comportement d’achat des clients.
Du fait de la nature même de ces cinq thématiques, la réponse évidente à la prise de conscience qui en découle réside dans l’emploi d’une solution logicielle appropriée.
Parmi vos nouveaux clients détaillants depuis la pandémie, le nombre de primo-chausseurs frappant à votre porte vous paraît-il significatif d’un renouveau prévisible dans ce circuit ?
Un petit nombre de primo-détaillants a ouvert ou a songé à ouvrir une boutique depuis la pandémie. Cela pourrait être dû à un certain nombre de facteurs logiques, tels que les opportunités de location de magasins à des prix avantageux, les évolutions de comportement d’achat des clients qui ont conduit à une augmentation de la demande pour les chaussures en ligne, ou les changements dans les aspirations professionnelles de certains qui ont été affectés par les fermetures d’entreprises. D’autres, ayant reporté leur projet, ont ouvert juste après la pandémie.
Cependant, l’ouverture de nouveaux magasins de chaussures ne garantit pas un renouveau du circuit. Les statistiques montrent une baisse du nombre de commerçants indépendants et par conséquent un solde négatif : les fermetures sont plus nombreuses que les ouvertures. Les faillites sont reparties à la hausse en 2022. De plus, il faut maintenant rembourser les aides de l’Etat qui a en quelque sorte maintenu sous perfusion le commerce indépendant… En réalité, nous avons surtout enregistré à deux phénomènes :
-d’une part, une concentration du secteur s’opère, certains chausseurs rachetant des points de vente pour acquérir une taille critique, à d’autres détaillants se délestant de points de vente non rentables
-d’autre part, les primo-chausseurs ont racheté des boutiques plutôt que d’en créer en partant de zéro, y ont investi les sommes que les anciens détaillants ne pouvaient plus injecter, et ont ainsi bénéficié de l’emplacement et de la clientèle existants.
En dehors du détail indépendant, quels circuits de distribution chaussure vous paraissent être sur la bonne trajectoire dans cette période pleine d’inconnues ?
Cette période est effectivement imprévisible à plus d’un titre et il est délicat de privilégier certains circuits de distribution au détriment d’autres canaux. L’exemple de la transformation des pure players en est la parfaite illustration : pour atteindre la rentabilité, ils se sont lancés dans la distribution physique tandis que les détaillants classiques ont tenté d’investir le virtuel. Les échecs des uns comme des autres ont mis un exergue la difficulté d’appréhender un nouveau canal. Devenir un e-commerçant pour un détaillant n’est pas chose aisée. Il en va de même pour un vendeur Internet à qui il ne suffit pas d’acquérir un réseau de points de vente pour s’improviser commerçant de centre-ville. Progressivement, nous assistons à une montée en puissance des détaillants qui s’approprient progressivement les outils numériques et comme je le soulignais plus tôt, le logiciel de gestion de magasins jouent alors un rôle crucial dans la réussite de cette diversification de canaux de distribution. Je vous livre deux éléments factuels issus de l’observation des clients Polaris, que nous pourrions ériger en théorèmes :
- 1. les enseignes physiques historiques qui ont une présence en ligne solide et qui peuvent proposer une expérience d’achat en ligne fluide et efficace ont tendance à bien performer en raison de la hausse des achats en ligne.
- 2. les enseignes qui ont une forte présence en magasins physiques, mais qui ont également mis en place des systèmes de click-and-collect ou de livraison à domicile, ont tendance à bien performer car elles peuvent toucher les clients qui préfèrent acheter en magasin, tout en offrant des options pour les personnes qui préfèrent acheter en ligne.
Selon vous, dans le monde tel qu’il se dessine depuis 2020, le détail indépendant, tous secteurs confondus, a-t-il encore toute sa place ?
Le détail indépendant a encore toute sa place ! J’ai moi-même acquis Vega Stiac, la société éditrice de Polaris en mai 2020, processus entamé avant le début de la pandémie. J’aurais pu mettre de côté ce projet, le reporter ou rester salarié. Mais comme vos nombreux lecteurs, je suis un entrepreneur. Créer et diriger mon activité s’inscrit dans le projet d’une vie ! Aussi, j’ai eu foi en ce secteur et je pense aujourd’hui plus que jamais que le détail indépendant, par sa spécificité, son rôle dans la cité, la résilience de ses acteurs et leurs facultés d’adaptation a bien évidemment un avenir. Bien que certaines enseignes aient été touchées par les fermetures de magasins, d’autres ont réussi à s’adapter et à continuer à prospérer. Il y a plusieurs raisons pour lesquelles le détail indépendant a encore toute sa place :
- 1. les clients apprécient souvent l’expérience unique et personnalisée qu’ils peuvent avoir dans les magasins indépendants, qui est souvent différente de celle qu’ils peuvent avoir dans les grandes chaînes. Par ailleurs, cette expérience d’achat est bien plus qualitative chez un indépendant que sur un site Internet…
- 2. les enseignes indépendantes peuvent souvent réagir plus rapidement aux tendances du marché et aux besoins des consommateurs, car elles ont moins de contraintes (la massification des achats empêche les grands distributeurs de proposer des modèles s’ils ne sont produits qu’en petite quantité, obstacle dont s’affranchit au contraire le détaillant indépendant à même de proposer de petites séries).
- 3. les détaillants indépendants peuvent également être plus flexibles dans leur approche en termes de prix, de produits et de services, ce qui leur permet de mieux s’adapter aux besoins locaux.
- 4. la chaussure est un produit technique, qui nécessite plus que d’autres l’essayage et le conseil (le taux de renvoi conséquent des ventes e-commerce en est la preuve ; certains clients n’hésitent pas à commander plusieurs pointures pour ne conserver que la bonne et renvoyer les autres, occasionnant des frais conséquents au chausseur).
- 5. les entreprises indépendantes jouent également un rôle important dans le développement économique local en créant des emplois et en favorisant l’activité économique des centres-villes.